Dans les stades : le football, l’amour et la musique.
Vous vous souvenez certainement de la version cinématographique d’un roman à succès de l’auteur britannique Nick Hornby, Haute-Fidélité, avec John Cusack et Jack Black narrant les angoisses existentielles d’un disquaires indépendant, et de ses acolytes, de passionnés et paumés adultescents coincés entre rêves et destins contrariés. On connait moins son équivalent footballistique : Carton Jaune sans doute l’un des livres qui relate le mieux le football, son essence au-delà du jeu, au travers de l’amour immodéré de l’auteur pour son club de foot Arsenal, à l’époque où le club jouait encore dans son antre d’Highbury à Londres. Le "boring" Arsenal du milieu des années 70 d’avant l’arrivée du messie Arsène Wenger, celui qui ne gagnait presque jamais rien, mais qui était entouré d’une ferveur et d’un attachement immense comme tous les clubs de la même ville, parfois situés à quelques encablures. Les Who et Roger Daltrey, son chanteur sur pile électrique (Won’t get fooled again), grand fan du club, le savait, lui qui chantera et écrira un titre à la gloire du stade et du club lorsque celui-ci quittera Highbury The home of football pour le stade plus adapté à l’ère industrielle et financière du football que sera l’Emirates Stadium. Il aura lui pour surnom la cathédrale, symbolisant la passion anesthésiée par un nouveau public plus formaté de consommateurs...
Ce diptyque romanesque reflète parfaitement comment au Royaume-Uni, berceau du football, la musique, le foot sont intimement liés, autour d’une quête sisyphéenne de la mélodie, du single ou de l’album parfait d’une part et d’une victoire d’un moment de gloire, d’une épiphanie momentanée de l’autre.
Rule, Britannia !
« Le football, ce n’est pas une question de vie ou de mort. C’est bien plus important que cela. » disait Bill Shankly le mythique coach de Liverpool.
Morrissey chanteur des Smiths et fan de Manchester UTD alors que le guitariste Johnny Marr est plutôt Manchester City, s’adresse sèchement à l’entraineur mythique de Liverpool sur Frankly, Mr. Shankly pour en fait évoquer Geoff Travis le patron de son label Rough Trade. Morrissey parsème sa discographie depuis toujours d’allusions au football.
Celui-ci devient populaire très tôt en Angleterre, son berceau, au milieu du XIXème siècle, et touche progressivement et profondément les strates de toute la société mais surtout les classes populaires. Dès les années 1870, les édiles politiques, le clergé, et le patronat ont bien compris l’intérêt de ce sport codifié à partir des différents jeux de balle issus du moyen âge.
Pendant que les étudiants de l’aristocratie jouent au rugby à Eton ou Oxford, et pour occuper et contrôler les samedis désœuvrés de leurs ouailles, de la communauté, de la famille, les samedi après-midi, mais aussi aiguiller les discussions sur le futile dans les pubs, on recrute les ouvriers comme footballeurs professionnels dans les années 1880. Les entreprises créent les premiers clubs (comme Arsenal "les gunners") pour un public de plus en plus nombreux. Les patrons n’ont pas anticipé cependant que le foot participera en définitive au développement d’une conscience de classe et de résistance face à un ordre établi). Le célèbre historien Eric Hobsbawm décrit le foot de l’époque comme "une religion laïque du prolétariat britannique".
Le football va ensuite se répandre à travers l’empire à vitesse exponentielle notamment en Amérique du Sud, en Argentine puis au Brésil surtout, où les migrants et les colons britanniques implantent les premiers clubs.
Les premières traces des liens marquants entre foot et musique populaire apparaissent dans les années 20 et 30. Citons le Manchester Football Double (Song) de Lord Kitchener & Fitzroy Coleman Band et en Argentine, où le foot se développe rapidement prenant une place importante dans les quartiers populaires, Carlos Gardel et Mi primer Gol – Tango. En Russie Chostakovitch compose une ode à la gloire du foot avec L’âge d’or.
Swinging London
C’est après la guerre que l’identification des clubs avec leur population devient massive avec en même temps que l’avènement d’une véritable culture pop.
En juillet 1966, l’Angleterre remporte enfin une finale de coupe du monde face à l’Allemagne dans son stade de Wembley. Le public chante le refrain d’un titre des Kinks Sunny afternoon : « Cause I love to live so pleasantly, live this life of luxury, lazing on a sunny afternoon... In the summertime... ». Le single vient de sortir et devient la bande son de cet été en lévitation pour les anglais. Un film sorti en 2006 Ma finale 66 se fait l’écho de cette effervescence et de cette atmosphère légère.
L’Angleterre vivra une épopée similaire avec son équipe nationale en 1990. La fin sera moins heureuse mais le World In Motion de New Order et son fameux E for England fera vibrer la jeunesse britannique entre deux raves d’un énième summer of love. Pas le meilleur titre du groupe mais l’un des meilleurs hymnes officiels de l’histoire du foot. Dans le refrain le E est évidement une allusion à l’ecstasy. La respectable Fédération anglaise a fait mine de ne rien voir et l’équipe de foot fut, là aussi, en harmonie avec son époque…
À partir de la deuxième moitié des années 60, les rencontres et les croisements avec les nouvelles célébrités de la pop music se créent naturellement. Le Swinging London, la mode, la musique, les fêtes rassemblent ces pop stars des deux mondes.
Les journalistes écrivent alors : "les Beatles fournirent la musique et Georges Best la chorégraphie."
Le rédacteur en chef actuel de L’Equipe, Vincent Duluc, explique parfaitement et avec romantisme commet tout se mêle, dans son essai George Best, le cinquième Beatles. Cette star immense du football tout autant connue pour son prodigieux talent que pour ses frasques et sa vie de rock star, fit les beaux jours de Manchester au moment même où Les Beatles révolutionnaient la musique, en Angleterre et dont le déclin s’amorçait déjà.
La légende du personnage, adepte des punchlines dévastatrices ("J’ai dépensé tout mon argent en filles, en verres et en voitures. Tout le reste je l’ai gaspillé"), reste tenace et resurgit régulièrement. Le groupe Wedding Present nomma l’un de ses albums George Best au milieu des années 80 avec une célèbre photo du joueur sur la pochette. Un titre des Mancuniens de New Order s’intitule Best & Marsh en référence à une émission lors de laquelle Georges Best intervenait.
Si Mick Jagger a toujours affiché sa préférence pour Arsenal, le 1er clin d’œil au football, notable de la part des Beatles se trouve lui sur la pochette de Sergent Peppers (Albert Stubin). Ils citent Matt Busby sur Dig it extrait de Let it be, entraineur de Georges Best et lui aussi légende de Manchester United. Or les Beatles sont de Liverpool… Le groupe n’a jamais affiché clairement de préférence footballistique mais en 2019 encore, a été évoqué dans la presse une polémique sur le fait que Paul McCartney aurait des années avant soutenu Liverpool FC plus qu’Everton, l’autre club de la ville.
Les chansons des Beatles vont être reprises lors des matchs à Liverpool à partir de 1962. Le public va ainsi s’habituer à s’époumoner sur d’autres succès du top 10.
D’où le succès ensuite de You’ll Never Walk Alone, reprise d’un classique de la comédie musicale reprise par les liverpuldiens de Gerry & The Pacemakers. Il naît alors dans le Spion Kop, nom d’une tribune du stade d’Anfield Road. À l’origine, une colline, terrain d’une bataille en Afrique du Sud, où un régiment de Liverpool se fit anéantir. Le Kop est devenu en Europe, le nom de toute tribune où se regroupent les plus fervents ou chauds supporters d’une équipe.
Le son du public d’Anfield chantant ce titre est présent sur un morceau des Pink Floyd, Fearless sur l’album Meddle en 1971. Lana Del Rey, pop star américaine qui assite régulièrement aux matchs de Liverpool, vient d‘en proposer une reprise à capella pour un documentaire sur le club.
Dame de Fer
À la fin des années 70, les travaillistes apathiques devant la crise, laissent la place aux conservateurs qui eux, ont haché menu la résistance des ouvriers face au libéralisme impitoyable de Margaret Thatcher. La violence des skinheads et autres hooligans dans les stades et les salles de concerts se propage.
Avec les punks, puis le post-punk, les groupes et les musiciens revendiquent de plus en plus leur fidélité à un club, défendant par-là une identité en perdition. Les accointances de certains avec des clubs sulfureux comme West Ham Chelsea ou Millwall réputés à travers l’Europe pour la violence de leurs hooligans, sont réelles. Certains membres du groupe Madness ont fréquenté les "terraces" chantées par le groupe punk Sham 69. Dans la culture punk du DIY, les fanzines sont souvent distribués à l’entrée des stades et mélangent foot et musique.
Baptisé d’après un titre des Undertones, When saturday comes, un fanzine devenu magazine incontournable de la culture foot reste encore aujourd’hui une référence.
Il a d’ailleurs grandement inspiré en France le magazine So Foot qui va, à son tour, révolutionner l’approche du foot en France. Il traite, met en perspective, et relie cette "culture pop", le foot et ses ancrages sociaux, avec le décalage, le second degré, l’ironie indispensable pour appréhender le phénomène.
Cool Britannia
Depuis les années 90, les artistes britanniques n’hésitent plus à afficher leurs couleurs. Damon Albarn, leader de Blur, s’affiche en une des journaux, même en France pour les Inrocks, avec son maillot de Chelsea, en pleine rivalité exacerbée avec les frères Gallagher d’Oasis, fans inconditionnels de Manchester City. Les frangins, avant l’arrivée des pétrodollars émiratis, voudront racheter le club. Comme avant eux Elton John, première pop star milliardaire à devenir propriétaire d’un club, Watford, au début des années 80.
Vincent Duluc, toujours, n’oublie jamais dans ses articles d’évoquer, non sans nostalgie, les stades, les contextes sociaux, les légendes, les artistes et les groupes qui font la bande son d’une ville autour de son équipe. À Manchester, Leeds ou Liverpool, on pense aux Stones Roses, Oasis, aux Kaiser Chiefs, ou à Echo & the Bunnymen ou même John Peel, rouage important de la diffusion de la musique pop au Royaume Uni. Celui-ci déclara dans une interview au mensuel les Inrocks, que son plus grand plaisir était de monter sur la grande scène du festival de Reading pour annoncer les résultats des matchs du week-end, mais aussi que son meilleur souvenir de Paris se trouve sur un trottoir en face du Parc des Princes en train de fêter la victoire de Liverpool en finale de coupe d’Europe.
D’autres journalistes ayant baigné dans cette même culture foot, tel Pierre-Etienne Minonzio prennent la relève et saisissent bien ce zeitgeist footballstico-pop en essayant de transposer cette approche pour la France. C’est plus compliqué.
Footix
Oui, la France est championne du monde de foot. Mais cette France qui s’enflamme tous les 4 ans pour la coupe du monde et les bleu(e)s, est-elle une réelle terre de foot ? Les Daft Punk triomphent aux Grammy Awards et font partie des plus grandes stars planétaires. Aya Nakamura est actuellement dans le top 10 des ventes streaming dans le monde. Mais les meilleurs joueurs français courent vers les eldorados de l’Angleterre, de l’Espagne ou de l’Italie. Les artistes français atteignent la consécration quand ils se présentent sur la scène de Coachella aux USA.
Certes, le facteur économie joue pleinement. Les salaires pratiqués à l’étranger n’ont aucune commune mesure avec ceux pratiqués en France, déjà hors normes. Mais la puissance économique du football dans ces pays s’avère être très supérieure. C’est aussi parce que la popularité du foot est-elle-même sans équivalent. Les joueurs du monde entier rêvent de jouer dans des clubs prestigieux, les stades et les ambiances britanniques ou espagnoles. La comparaison est valable pour la musique pop, ses foules, ses festivals et ses ventes de disques que ce soit en streaming ou en vinyle.
La France est fière de confier à Johnny Hallyday l’hymne officiel de la coupe du monde 2002, le très pénible Tous ensemble, mais il n’est pas le seul exemple hélas. En 1998, le I will Survive de Gloria Gaynor est lui venu directement du vestiaire de l’équipe de France et fait la différence, créant un rapprochement immédiat avec le public.
Le lien entre pop musique et football reste toutefois assez anecdotique ou superficiel. Les chansons sur commande par les clubs ou la fédération pour les compétitons internationales, sont globalement des naufrages. On se souvient juste de Allez les Verts en 1976. Peut-être que parce que au-delà du sport en lui-même, qu’on peut aimer ou détester, c’est entendu, un mépris longtemps omniprésent, affichés par les élites intellectuelles française (sport de beauf imbibés, violents, etc…) inhiberait les éventuelles volontés des aficionados. Ce mépris perdure encore.
En France est d’ailleurs né le concept de Footix. Ce n’est sans doute pas là non plus un hasard. La vision et l’approche grand public, du supporter volant au secours du succès définit sommairement le footix en toute méconnaissance des codes et ce qui sous-tend la cuture foot, la culture des tribunes…
Citons cependant Miossec et le stade Brestois avec son touchant Evoluer en 3ème division ou son Stade Brestoa ; le Kraftmen Club qui résonne au Stade de France pour l’En Avant Guingamp. Voir l’émotion très perceptible des fans du RC Lens avec Les Corons de Pierre Bachelet au stade Bollaert.
En remontant dans les années 70, nous croisons Alain Barrière, première star de la chanson à afficher ses préférences avec Allez Rennes en 1971.
À Marseille, la passion populaire s’avère plus forte. L’OM draine des foules conséquentes. On y retrouve cette ferveur, cette communion bouillonnante, et toute méditerranéenne équivalente à celle de Naples, Madrid ou d’Amérique du Sud.
Et les groupes de rap forcement, venus des quartiers nords de Marseille, clament à travers leurs morceaux leur amour pour l’OM. IAM (Le feu), Soprano, Jul, tous ont vécu les matchs des virages du stade Vélodrome (rebaptisé aujourd’hui, signe des temps, Orange Vélodrome)… Le club vient même de créer un label consacré aux musiques urbaines. Manu Chao et la Mano Negra choisissent d’y tourner le clip de leur magnifique hommage au dieu du football et digne héritier de George Best en rock star des années 80, Santa Maradona.
La Main de Dieu
Si l’aura de joueurs hors du commun ont enflammé les imaginations d’artistes et de musiciens par leur talent, leur élégance sur le terrain, leur poésie du driblé ou de la passe, comme Johan Cruyff, Pélé, ou récemment, Zidane pour le groupe écossais Mogwai, seuls des personnalités fantasques ou en marge du système ont vraiment été adoptées par les musiciens pop.
Cantona et Best à Manchester, mais surtout Diego Maradona, icone pop, rock star du foot issue des bidonvilles argentins et défenseur du peuple et des pauvres, engagé politiquement. Tout comme Georges Best mort de ses excès à 59 ans et comme Jim Morrison, ou Amy Winehouse en idole sacrificielle, il aurait pu dire comme John Lennon qu’il était plus célèbre que Jésus.
Manu Chao, Emir Kusturica, notamment, ont chanté ses louanges, ont lancé des incantations au Dieu du foot, mais des dizaines d’autres ont chanté Maradona. Il était en Argentine, le tango, à la fois génie, comédie et tragédie.
Et avec qui il se trouva des atomes crochus chez les ennemis anglais ? Les frères Gallagher de Manchester…
Au Brésil, la musique est omniprésente autour des stades, avec l’élégante bossa nova et la samba permanente au Maracana Rio de Sao Paulo. On associe constamment le football brésilien et la samba.
poooooo po-po-po-po poo poooo
Mais le football moderne a changé le rapport aux tribunes depuis le début du XXème siècle.
Il existe de nos jours une nette différence, un fossé entre ce que propose aujourd’hui le football business, son marketing autour de ses équipes nationales, ses ligues, son overdose de matchs, avec le foot, ses codes, son histoire, sa dimension populaire et sa culture des tribunes en voie de disparition.
La vision et l’approche grand public, formate l’ambiance des stades, et pas uniquement au football. Des hymnes diffusés à fonds en surfant sur les modes du moment de manière assez artificielle, sont repris par les foules encouragés par les speakers (le poooooo po-po-po-po poo poooo Seven Nation Army des White Stripes, repris dans tous les stades comme un gimmick mais tournant un peu à vide, le Go West des Pet Shop Boys et aussi l’horrible We are the champions de Queen). Verrons-nous un jour en Europe le public applaudir à la demande des hymnes de club sponsorisés par une marque en la citant dans les couplets, comme aux USA dans les stades de baseball ?
On le voit à longueur de retransmissions télévisées, en ce moment : le football sans le public et la passion n’est rien. Certes, pendant la pandémie le spectacle sportif continue mais les matchs nous proposent juste un ersatz de ce qu’est le football. Dans les stades vides et tristes, nous ressentons vraiment, même à distance, l’importance que peut avoir un public de fans et ses chants, à la fois pour créer de l’enthousiasme, mettre un peu de pression, justifier tout simplement l’envie de courir derrière la baballe plus vite que l’adversaire.
Cette période agit comme révélateur de ce qui anime fondamentalement ce sport et espérons-le sera à l’origine de sa résurrection populaire et musicale.